L'ETRE DU GRAND TOUT

Publié le par Mahmoud Chihaoui

VISION PREMIÈRE

L'idiot du village monta sur un tas d'immondices. Il promena son regard dans la foule béate, qui impatiemment, attendait le miracle...

Il se tortilla pendant quelques instants et soudain, cria de toutes les forces de sa folie : "GRAND EST DIEU ... GRAND EST DIEU MISERICORDIEUX ... Ô, MISERICORDIEUX VOICI TA PURE ... CRÉATURE QUI MONTE VERS LES CIEUX..."

On le chassa à coups de pierres et d'injures; puis les présents, recueillis et immobiles devant le cercueil, suivirent les gestes saccadés du fossoyeur. Un soupir… un deuxième. Une larme... la pluie, puis le déluge. Ils ont ouvert le cercueil et me passèrent une corde épaisse autour du cou. Une dernière fois, ils essayèrent de me réveiller… Sur l'arbre le plus haut, ils trouvèrent la branche la plus solide et me pendirent. J'étais encore en train de me balancer pendant que je voyais leurs dos qui s'éloignaient, pour se fondre dans le brouillard de la vie.

LA PIÈCE

Je me suis réveillé en sursaut, haletant, la bouche sèche. La sueur, froide, ruisselait le long de mon dos... J'ai regardé autour de moi, "La Pièce" était sombre. Une lumière arrogante passait, timidement, à travers les barreaux de la fenêtre. Plusieurs cadavres étaient jetés çà et là, au hasard de la fatigue... leur respiration se mêlait, macabre symphonie, qui se répétait à l'infini. "R." me regardait en silence. Un sourire fatigué, lui déchirait les lèvres. "C'est normal !?" Semblait-il dire. J'ai essayé de me rendormir, en vain. Je me retournais, pendant de longues minutes, sur la paille humide. J'étais sans cesse, envahi par une foule de souvenirs, qui me suffoquaient, me harcelaient, m'obsédaient...

Au loin, dans l'obscurité de la nuit, l'ombre de la potence se détachait nettement...

Je ne pouvais m'empêcher de l'imaginer, de la voir...! "R." me fixait encore ; Il avait une barbe de quelques jours qui lui dévorait le visage. Ses yeux étaient cachés, mais je pouvais distinguer son regard perçant. Du moins, je le devinais. Une ombre s'était levée, titubante, tâtant la nuit de "La Pièce", pour rejoindre le coin des toilettes.

Trois jours, déjà! Quatre nuits que je suis ici. Le temps passe si vite et si lentement et il est tellement difficile de se repérer. Les minutes, les heures, les journées se dilatent, pour fuir au gré des humeurs changeantes. Je souffrait le temps, l'impatience et la résignation.

-"Tu sais, les premières nuits, on ne peut pas dormir; C'est Normal !?"

C'était une voix d'outre tombe. Une voix triste, cassée, dénuée de tout timbre humain, comme celle d'un automate.

- "Parfois "

Je me suis surpris à répondre n'importe quoi... J'avais l'esprit ailleurs.... Je pensais au lendemain... que devrai-je faire ?

Le silence de "La Pièce" m'assourdissait. Des bruits, naguère très normaux, me sont devenus intolérables. Des odeurs fétides, tels des éthers nauséabonds, me paralysaient le cerveau. Encore une fois, je revoyais la voiture, les escaliers, la chaise, la corde... Les Questions bourdonnaient encore dans ma tête...

Le cercueil trônait au milieu de "La Pièce"...Ils ne semblaient pas le voir...

-"Tu sais ...Je n'ai rien dit !?" Cette phase m'échappa involontairement. Devant le silence sceptique de "R.", je me suis senti stupide. Un goût amer m'inonda la bouche. J'ai levé les yeux; La lampe dessinait, sur le mur blanc, la petite lucarne de la fenêtre et les rayons verticaux des barreaux.

-"Oui, rien dit..."

Une toux de tuberculeux coupa net la voix hésitante de "R". L'ombre était adossée contre le mur, ébranlée par des spasmes qui se répétaient mécaniquement, en harmonie avec la plainte de ses poumons... Une bave noirâtre dégoulinait lentement de ses lèvres, sans qu'elle puisse la recracher. La lampe se balançait lentement au rythme du balancement de la corde....

-"Rien de compromettant ?" La question me gifla, la nausée m'envahis lentement. Le froid commença soudain à se faire sentir. Mes membres, subitement se mirent à trembler. Mon cœur chavira dans un univers trouble. Des visages familiers, défigurés, sanguinolents, me tournaient autour, pour s'enfoncer, doucement, dans un brouillard délivreur. Que de peines, que de malheurs pour rien. Je suis innocent ! Totalement innocent... A vrai dire, j'étais coupable … un peu ! D'avoir vécu …un peu ! Coupable d'avoir vécu tel que j'ai vécu ….!

- "Laisse "R", ce n'est pas le moment..."

La voix venait de l'obscurité, bien claire, bien nette, tranchant avec l'univers irréel de "La Pièce". Paradoxalement, elle était sans timbre. On ne pouvait y discerner ni compassion, ni ironie. C'était "I". Je n'arrivais pas à le voir, "La Pièce" était très sombre en ce coin précis et la stupide lumière ne parvenait pas jusqu'à lui. Comme un rapace, il guettait, dans la pénombre, les conversations furtives. Lui au moins était réaliste. Il se leva, ombre parmi les ombres et s'approcha de moi. Il sentait l'humidité et la sueur.

-"Tâche de dormir, n'y pense pas. Demain tu risques d'avoir une journée éprouvante."

Il posa sa main sur mon épaule, mon frémissement s'accentua, mon malaise reprit de plus belle. Je ne pus retenir un mouvement de recul, quand son visage traversa rapidement le champ de la lumière. Une barbe épaisse cachait la moitié de sa pâle figure. Des traces noirâtres barraient son front; Son nez paraissait plus recourbé que d'habitude... Il m'était antipathique... Ces yeux étaient étranges. Je ne pouvais comprendre ce qui me surprenait, ce qui m'effrayait à ce point...

Voila ce à quoi je ressemblerai dans quelques jours… Je me serai antipathique...

Un bruit indéfinissable nous parvenait, tel un orage menaçant à l'horizon. J'ai fermé les yeux. La menace gronde et je suis coupable. Un autre cadavre se leva et alla pisser. Il ne prit même pas la peine de cacher son intimité. Le bruit que faisait l'impact de son jet d'urine emplit pendant plusieurs secondes le silence de "la Pièce". La pâle et insouciante lumière traversait le temps et l'espace pour brûler mes yeux. Les yeux de "I" me dévisageaient essayant de percer le secret de mes pensées. Sa respiration était normale mais de sa gorge sortait un sifflement répétitif à peine audible.

Le balancement de la corde comme celui du pendule, ne s'arrêtera jamais...

-"Tu as eu de la chance; il parait qu'ils ne t'ont rien fait." C'était "R". Je n’avais pas à répondre, le cri d'une lointaine locomotive, déchira les entrailles de la nuit.

-"C'est peut être de la malchance;

Les jours, les nuits seront intensément longs!" Je ne répondis pas feignant ne rien comprendre. J'essayai de me persuader que "Demain" ne se lèvera pas. Que cette nuit, cette ultime nuit n'allait pas finir. Que "La Pièce" n'existait pas. Que la nuit seule, était réelle, divine, cachant les pleurs de tristesse et les rires d'allégresse.

Je veux dormir… Je vais dormir… faire des cauchemars. Le cauchemar que Demain viendra ! Peu à peu j'ai sombré dans un sommeil irrité. J'étais exténué, je n'avais même plus la force de faire des cauchemars.

VISION DEUXIÈME

 ...Les nuages couvraient le ciel d'un sombre manteau de deuil, et le vent pleurait de violentes larmes de pluies écorchant les grandes façades des murs en béton.

Au loin se profile un spectre, un roi, en haillons, portant un rouge linceul. Ses yeux, dévorés par une pénitence silencieuse reflétaient la lueur d'un regret pathétique. Subitement, il se figea. La longue cohorte de ses victimes déambulait à l'horizon. Il s'agenouilla et prenant le diable en témoin, cria toute l'amertume de son âme damnée à la face de Dieu: "…O désespoir, mon ennemi, mon rival, chante la gloire des ténèbres illuminées. Ecoule-toi paisible dans mes veines pourries par l'attente. Déchire les parois hideuses de mon âme soumise; Décime les fleurs plantées par le traître éternel. Saccage la ville fantôme qu'est mon cerveau. Crève-moi les yeux pour mieux scruter ton horrible visage ; 

Ma fin galopante et hilare, vers moi s'approche;

Mon esprit serein, souriant et sans reproche; 

Point effrayé par l'horrible idée de sa mort,

Accueille, résigné et à bras ouverts son terrible sort.

Espoir, toi chimère utopique, va-t'en vers ton olympe morbide.

Erre dans ses ruelles sordides.

Cogne-toi contre ses murs fangeux témoins de tes méchancetés immondes...

Espoir, ô monstre rampant et hurlant dans ce misérable monde, allume les feux de l'hypocrisie. Raconte ta saga cramoisie par le sang de tes victimes. Espoir, vil assassin, drogue de tous les bougres stupides, va loin de mon cœur tisser ta toile d'araignée, laisse-moi avec le Dieu désespoir, cuver mon interminable agonie, au fond de ta Géhenne..."

Il se tut, s'en alla, laissant la foule des trépassés, autour de l'arbre, autour de la potence... autour du pendu.

 

L'INNOCENT

Un bruit de voix étouffées me réveilla. Pendant quelques instants, je suis resté hébété. J'avais oublié. Je ne savais plus quelle heure il pouvait être. J'avais déjà perdu le sens du temps. La pièce était moins sombre maintenant et le reflet de la fenêtre sur le mur blanc avait disparu.

LA POTENCE, ELLE, ETAIT ENCORE LA

Par un trou, dans le mur des toilettes, l'eau commença à s'écouler dans une sourde et monotone plainte. "Ils" ont dus ouvrir les robinets. Avec nonchalance, un cadavre assit devant moi, gratta ses cheveux ébouriffés puis d'un mouvement las, il bailla jusqu'aux larmes. Dans le coin de "I", deux ombres discutaient. Des bribes de leur conversation me parvenaient, sons bizarres et incompréhensibles. Mais au fur et à mesure que je reprenais mes esprits, leurs chuchotements devinrent clairs. Un pincement aux reins me rappela que je dormais sur la paille humide. Derrière moi quelqu'un sanglotait. Je tendis les oreilles, "I" disait :

-"... ... Une Journée..., qu'il résiste…. …. conscience..."

"R" lui répondit d'une voix distante et monocorde :

-"Peut être .… … non, rien d'exaltant... …. une heure."

-"Oui... … nuisances....menaces... …., procédons!"

Un bruit de clefs, venant du couloir, les fit taire. C'était le tour de changement de garde… Il devait être cinq heures et demie du matin.

Une nouvelle journée rampe vers moi, la journée, Ma Journée. "R" me donne une heure et dans quelques heures, "ils" vont venir... Voilà j'entends déjà l'écho de leurs pas lourds dans l'escalier, dans les couloirs,"ils" vont hurler mon nom! La potence attend, elle se balance comme un pendule qui dévore les secondes et me dévore la vie. Les sanglots se poursuivaient, rythmés, silencieux. J'ai tourné mon regard, c'était un jeune; Les larmes mouillaient son visage de chérubin. Ses yeux absents, fixaient le mur en béton, au-delà des barreaux. Ils pensent que je suis coupable. Suis-je coupable ? NON!!!... Enfin, je ne sais pas...peut être...!

Les premiers cadavres commencèrent à se réveiller. Les sanglots ont cessé. Les bâillements et les étirements ponctuaient la valse vers le trou d'eau. Chacun se préparait comme il le pouvait, se désaltérant, se soulageant. Je suis resté accroupi dans mon coin, scrutant les gestes inutiles de la meute. "R" croit que je suis coupable... que je suis lâche... Non il se trompe. Mon dieu faites qu'ils se trompent !... que je sois innocent, ignorant, aveugle, sourd et muet.

Instinctivement, je me suis levé. Mon dos me faisait horriblement mal. Sur mes épaules, sur tout mon être, pesait la fatigue de quatre nuits d'insomnies. Je me suis trouvé devant le trou béant des toilettes, gouffre malodorant. Je ne pris même pas la peine de cacher mon intimité. Je suivi rêveusement mon jet d'urine qui s'écrasait sur les parois immondes, éclaboussant au passage un grand cafard qui s'enfuyait rapidement.... l'odeur m'emplit les narines.

Dans les champs, des femmes, armées de faucilles, fauchaient les tendres épis de blé...L'arbre restait au milieu....

"I" n'est qu'un sale prétentieux, un réaliste, un sale réaliste qui savait. Il me dégoûte, je me dégoûte, tout le monde me dégoûte. L'eau glacée finit de me réveiller. "I" et "R" adossés contre le mur fumaient tranquillement. Les yeux vagues, perdus dans le lointain, ils préparaient leur journée... Que vais-je faire ? L'instant fatidique approchait. Une heure, après je serai coupable ... Près de moi, on se chamaillait ... un rire éclata quelques part. Un cadavre dans le noir, commença à déambuler, Les gestes saccadés, les yeux obstinément baissés. Il arpentait "la pièce" dans une démarche nerveuse agaçant tous les présents. On lui intima l'ordre de se rasseoir. Une hésitation imperceptible le perturba, mais il poursuivit. "I" jeta sa cigarette. Un trait rougeoyant traversa l'espace d'un instant, la nuit de "la pièce". Elle rebondit sur le sol et termina de se consumer pendant de longues secondes, puis exhala un dernier soupir. Une fumée noirâtre annonça sa mort. Une toux sèche claqua comme un fouet. L'ombre poursuivait sa danse. Je soupirais....Que faire?...Que dire, que penser?...Trois jours, pour méditer... Ils attendent… Les sanglots reprirent… Je suis innocent. Je suis lâchement innocent. Les coupables, je les connais; "I" et "R" savaient. Eux sont réalistes, moi je suis innocemment lâche... Mais maintenant je ne le suis plus!?.... c'est là ma véritable culpabilité... voilà ... je suis coupable de ne plus être innocent. La vérité éclate en plein jour. Les sanglots continuaient... Du haut des mosquées avoisinantes, les appels à la prière nous parvenaient tels des hurlements inhumains, accentuant le malaise ambiant. Quelques-uns se levèrent, "R" aussi. Il s'étira, me grimaça un sourire gentil... hypocrite. Je refuse, je suis encore innocent, pas encore lâche. Ils vont apprendre à me connaître. Un bruit de pas, dans le couloir, s'approchait. On venait faire le compte; On se mit debout. L'air sentait mauvais, il était froid et humide. " La pièce" était moins obscure. Quarante-cinq, c’est bon, le compte y est. L'ultimatum expirera. Ils seront fin prêt à me recevoir. Saurais-je être innocent ? "Ils" vont me condamner. Coupable! Je le suis....Je résisterais car je suis lâche...

Un vent doux caressa les feuilles mortes qui tourbillonnent joyeusement autour de la potence.

Une ombre s'approcha de moi. Je n'avais pas de cigarettes. Son regard reflétait la haine. C'est drôle ! Il avait encore les forces pour haïr, mépriser. Il s'accroupit et commença à chanter. Sa plainte mélancolique montait doucement. Quelqu'un l'accompagnait:

Les vertes prairies ...

Le soleil de la vie,

Illuminent ma bien aimée

Le temps va passer ...

La pluie va chanter,

Les louanges de ma bien aimée

La brise du matin ...

va faire de gros câlins,

en embrassant ma bien aimée

Colombe, oiseau des Dieux,

qui vole dans les cieux,

Annonce à mon amour mon prochain retour.

Mais les pigeons,

les couleurs du printemps,

la pluie et le soleil de la vie...

ne peuvent retenir...

Larmes et soupirs.

Car ma bien aimée,

par mon bourreau enlevée,

joyeuse, en robe de Mariée,

m'a oubliée...

Elle a oublié nos murmures ...

déshabillés

sous les Murs ...

aux bougainvilliers

Nos candides faiblesses ...

Nos extrêmes promesses....

Nos soifs timides...

De joies avides...

Elle a oublié nos rires...moqueurs

et nos sourires...de douleurs.

On me toucha à l'épaule, j'ai sursauté. C'était "I". J'étais mélancolique. La chanson m'avait envoûtée, emmenée dans d'autres lieux. Il me fit signe de le suivre Le temps s'était arrêté. La lampe, la corde, le pendule ne se balançaient plus...

-"Tu vas passer des moments difficiles..."

Il faisait froid, j'avais soif. Le soleil me manque. Les bruits de la ville, le calme étouffé de la nuit me manquent. Le soupir des vagues sur les plages de ma solitude me manque. Ma bien aimée me manque! Mes désirs divins, mes désirs les plus humains me manquent. Engloutis dans le noir de l'oubli le noir de cette maudite "pièce".

- "Tu comprends ?...

- "Tais-toi!" Je n'avais pas écouté, je ne pouvais pas supporter. Je suis innocent. J'avais la gorge serrée et les yeux humides. Il ricana.

-"Tu vois, tu n'as rien compris... Cela ne fait rien. D'ailleurs tu n'as jamais rien compris et tu ne pourra jamais comprendre !"

Oui ! Il avait raison. J'avais raison. Il n'y avait pas d'autres alternatives. J'assumerai "leurs" actes, ma coupable innocence...

La foule demande justice !...

Quatre personnes sont venues. Elles ont appelé "I" et "R". Par les barreaux de la porte, elles leur donnèrent avec quoi se raser. C'était le signe, ils allaient être libérés. "R" se tourna vers moi, ses yeux m'imploraient silencieusement. Quelques minutes, ils étaient prêts. Une demi-heure s'écoula, puis la voie, pénétrante et impersonnelle du geôlier appela quinze détenus; "I"et "R" n'étaient pas parmi eux… Une heure, toujours rien. Je me suis recroqueviller. "I"et "R" pleuraient. Adossés l'un contre l'autre, ils sanglotaient lâchement.

Pourquoi ? C'est normal, c'est naturel, c'est l'essence de la vie, la douleur!

Il faut être réaliste, conscient que la vie n'est qu'une Pièce comme la notre, hors de laquelle tout n'est qu'illusions.

Ils vont revenir, pour moi, pour m'emmener de l'autre côté. C'est mon tour, c'est mon jour. Je serai fort, je serai naturel. Je jouirai de la souffrance, je vivrai de l'intensité de la douleur purificatrice.

Ce sera là le comble de ma lâcheté. Mon dieu qu'il est lourd le fardeau de ma conscience!

J'avouerai...Je n'ai pas à payer pour les autres. Je dirai aux bourreaux de faire ce qu'ils voudront car je résisterais, je serai naturel...

Au bout de quelques heures d'attente, j'étais en route hors de la geôle, allant vers l'inconnu, mon destin.

VISION DERNIERE : LA NAUSÉE

Dans l'étroit cachot, un homme était agenouillé... Il avait les mains jointes, dans un geste de prière silencieuse. De la lucarne, un faisceau de lumière éclairait sa longue barbe et ses cheveux châtains....

Le silence fut violé par les éclats de voix et le bruit des armures... La foule de pharisiens et les soldats se hâtaient dans le couloir.....Quelqu'un enfonça la porte. Judas avança le premier, d'un geste maladroit du bout des doigts, il désigna l'homme. On le fit sortir avec brusquerie et violence.

J'attendais dans le long et étroit couloir le geôlier, qui ne finissait pas de fermer la porte... Je me balançais lentement au rythme d'une musique inaudible. Par réflexe, j'étais en train de réciter des litanies inutiles. L'écho déconcertant des clefs pénétrait dans "la pièce", se heurtait aux parois et se faufilait en résonnant à travers les barreaux, emportant au passage, les ultimes murmures consolatrices "des ombres"...

Dans "la pièce" des yeux brillaient comme d'innombrables chandelles éteintes, tels d'immenses fenêtres ouvrant sur un monde dévasté par de folles espérances.

- Au revoir joli tombeau! ... Au revoir antre de mes souffrances. Le Jour du Grand Jugement est venu.... L'heure a sonné... Ils m'emmèneront "la haut"...de "L'autre côté"... Que dira la foule? Je ne te regrette pas, avec tes bruits, ta meute d'ombres….tes odeurs... ADIEU! ...mon beau tombeau… tu ne me manquera pas...Je te manquerai... Tu diras à tes cadavres que je monte "La Haut"... vers la colline… vers mon destin... LE GOLGOTHA... Une main dure et vigoureuse me saisit le bras, m'arrachant à ma rêverie. C'était le geôlier... J'ai essayé de chercher ses yeux, en vain. Elles se dérobaient, fuyaient, ne faisaient qu'effleurer les objets sur leur passage.

- "Bouge"!...L'ordre tonna comme une explosion, reprise en chœur par les coins sombres et vides du corridor. Lentement, j'avançais le long de la rue principale, sous les regards désintéresses de la foule qui patientait, qui attendait son heure... pour juger, crier sa haine. Au bout du couloir, un portique... un soldat en armure, puis un autre. Il demanda mon nom, chercha dans un immense registre poussiéreux... et hocha la tête. J'eus l'impression que cette grande bible païenne, gardait prisonnière l'humanité entière. Le soldat me tendit la ceinture et les lacets. Il me donna des sandales en cuir et une couronne d'épines... devant mon hésitation, on me l'a mise de force… Le sang tiède et intime coula sur mon front sur mes yeux, sur mes joues, sur mes lèvres et mon menton. Nous passâmes à travers une porte basse et étroite et nous reprîmes notre marche dans un labyrinthe de couloirs. A chaque détour, des petits minotaures hantaient des trous de lumières jaunâtres, leurs regards se posaient sur moi, mais ils ne semblaient pas me voir. Le sang coagulant, commençait à m'aveugler. Sa douce âpreté m'enivrait et je ne sentais même plus les petits cailloux pointus qui écorchaient mes pieds nus... J'ai esquissé un geste vers les sandales, mais la croix vacilla et tomba lourdement aux pieds de l'escalier, faisant le sinistre bruit du bois qui se fracasse sur le marbre. -"Tu vas faire attention....!?" La menace resta suspendue. Je sentais les épines de la couronne me transperçant la conscience, comme une vérité crue d'évidence, longtemps refoulée et ignorée jusqu'à la nausée ...

La foule commençait à s'agglutiner le long des escaliers. Je distinguais clairement la lueur vicieuse qui se dégageait de leurs yeux... Ils jouissaient déjà de ma mort. Une voix lointaine me parvenait... Elle me semblait familière... les mots m'étaient connus… un long murmure traversa la foule... les soldats baissèrent leurs têtes... la voix criait : "GRAND EST DIEU... GRAND EST DIEU MISERICORDIEUX... Ô, MISERICORDIEUX VOICI TA PURE...CREATURE QUI MONTE VERS LES CIEUX..."

Nous commençâmes à monter. Le poids de mes soucis, de mes frayeurs m'alourdissait, m'empêchait d'avancer les marches "hésitantes" de l'escalier serpentaient à l'infini. C'est terrible! Je me sentais seul et désarmé face à la foule.… J'étais seul et désarmé face à la foule....

Je vais être crucifié, sacrifié sur l'autel de ma culpabilité... ou de mon innocence… la foule va choisir... Cette foule, je la vois... je la sens… Je la comprends... Je la comprends comme jamais je ne l'ai comprise auparavant... Elle était formée de trois catégories de gens "LES COUPABLES" ... "LES LACHES" ... et "LES BATARDS"..; "Les coupables" ont eu l'heureuse inspiration de transgresser les lois de l'habitude, de casser le carcan de la monotonie et de la quotidienneté... "Les lâches" ont le tort d'être hésitants.... d'être candides et innocents... Les deux vont être jugés... si "les coupables" arrivent à fuir cette inquisition, ils seront "LIBRES"… Dans le cas contraire, ils seront considérés comme des "HEROS"... Les seconds quant à eux qu'ils fuient ou qu'ils restent, seront jugés "Lâches"... triste destinée... Le sort des uns et des autres sera décidé par les "bâtards". La "Bâtardise" de ces derniers n'est pas innée. Ce sont soit d'anciens "lâches" repentis, soit des "Coupables" qui ont mal vécu leur liberté. Dans les deux cas la métamorphose s'opère dans la douleur et plus la transformation est dure, plus les jugements sont extrêmes.

Foule! Pourquoi? Pourquoi je te comprends? Pourquoi cette soudaine crise de lucidité qui me griffe l'âme et la conscience...? Pourquoi maintenant...? Serai-ce le tourbillon figé de cette maudite "pièce" qui me cachait des vérités si évidentes? Serai-ce l'approche de la fin qui enlève ce voile opaque et me rend si lucide?...Peut être...!

Mais moi, que suis-je? Qui suis-je? Qui vais-je être? que vais-je être coupable de liberté... d'héroïsme... ou bien innocent donc lâche... Dans tous les cas, je serai jugé... condamné... mais serait-il possible que je sois acquitté...

Les gardiens finirent par m'arrêter devant une porte close... ils s'éloignèrent. Le bruit décroissant de leurs bottes se fondit dans le silence... J'étais seul…! "Acquitté"....! Que suis-je stupide de croire un seul instant que je pourrai ne pas être condamné! Comme je suis faible de laisser filtrer cette bouffée d'espoir qui ne fera qu'accentuer la douleur de ma vérité face aux "Bâtards" Je ne tenais plus sur mes genoux... le vide autour de moi commençait à me couper le souffle... Il m'étouffait, dessinant les contours difformes de mon cadavre... la croix sur mes épaules était tellement lourde...

Derrière moi, les traces ensanglantées de mes pas, se perdaient dans les méandres de l'escalier, devant moi, la porte ne voulait pas bouger. Sa couleur terne noyait mon regard dans une mare de cendres grisâtre. Ces contours systématiquement carrés, obstinément symétriques, me donnaient le vertige...

La nausée m'emplit la conscience... J'étais sur le point de vomir le flot de paroles et de phrases qui me nouaient l'estomac. Le métal brillant de la poignée émergeait de cette platitude grise.... me narguant insolemment il me défiait de le saisir... La nausée s'accentua... Ma bouche était pleine de tous les mots interdits, de toutes les phrases refoulées, depuis des semaines... depuis des mois... depuis des années. Je ne pouvais plus me retenir... et le cri sortit très naturel... très banal.... presque humain: "ELI! ELI! LAMA SABACHTANI?" Le cri se perdit dans son écho.... Je me sentis encore plus stupide, encore plus innocent. La porte recula lentement, m'entraînant derrière elle. Mon cœur se mit à battre la chamade... mes jambes me portèrent jusqu'au milieu d'une obscurité fade, tiède et irrespirable. Une lumière éclata devant moi, m'éblouissant... elle était blanche... neutre... vraie ... insidieuse... Il y avait une table... un verre vide et une bouteille. Derrière la table, une chaise à bascule et sur le mur sale était accrochée une fenêtre. Une ombre vague s'éloigna, en claquant doucement la porte. C'est cela le "tribunal"? Où sont les Bâtards ? Où est la foule"? Dans le coin le plus haut de la fenêtre, une araignée avait tissé sa toile, et dans ce fragile voile blanchâtre, une mouche se débattait, prise au piège. J'étais seul...! La fatigue se fit sentir, encore plus douloureuse, toujours plus agaçante... Je voulais me débarrasser de la maudite croix qui me collait à l'âme, mais elle était solidement accrochée. J'attendis résignée. La mouche se débattait de plus belle. La foule des insectes exhortait le bourreau à exécuter la sentence. Mais l'araignée faisait durer le plaisir. Elle savait la MORT inéluctable... qu'elle interviendra certainement, subitement... Il fallait prolonger la ponctualité de cet instant magique... la ponctualité de la mort, ou alors la sentence n'aurait aucune utilité, aucune nécessité... pire elle serait une délivrance, un soulagement. J'étais là, au milieu du vide, avec en face de moi, cette macabre scène, savourant ma culpabilité jusqu'à la lie. Que vais-je faire ? Je sentis un froid inhabituel me paralyser les membres inférieurs et qui rapidement, remontait jusqu'à mon visage. J'entendis un claquement répétitif... mécanique.... sinistre Que cela pouvait-il être? Etait-ce le vent? Etaient-ce les "Bâtards" qui revenaient? About de forces la mouche continuait à se débattre. Mais plus elle bougeait, plus elle était prise au piège. Une mouche coupable va mourir... quel héroïsme !! Mes mâchoires me faisaient mal… mes dents continuaient à claquer tel le tic-tac d'une montre folle et affamée qui dévore les secondes et me dévore la vie. L'araignée avança nonchalamment vers sa proie... Elle regardait ailleurs, comme si elle désintéressait de la scène... Les insectes n'en pouvaient plus se tenir; Ils hurlaient... bavaient... volaient dans tous les sens. La mouche ne bougeait plus... Une mouche innocente est morte...quelle lâcheté!! Mes mains tremblaient... Je les ai regardées... Elles m'étaient inconnues ... Elles me dégoûtaient... Elles m'étaient antipathiques... J'ai reculé jusqu'au mur... Je m'accroupis près de la porte et je m'assoupis dans cette position... Je fus réveillé au bout d'un certain temps par le bruit de la porte qui se refermait... une silhouette trapue alla s'asseoir sur la chaise... elle commença à se basculer, entrant et sortant du champs de la lumière. L'homme disparaissait pendant un instant dans une obscurité douce et anonyme et réapparaissait soudain violent d'humanité et de vérité. J'ai essayé de me lever... mes jambes étaient engourdies... je me suis résigné. Cela ne changeait rien, que je sois debout … que je sois assis, la sentence tombera, Je suis coupable… L'homme me regarda avec amusement... il devinait ma résignation... il la vivait, éprouvant un plaisir vicieux de me voir à sa merci. Il jouissait de sa supériorité de "Bâtard"...de sa supériorité d'"Humain". Il va prononcer la sentence. Accomplir la formalité. Il va me donner une raison d'être, ma raison d'être... Il allait me créer, me réaliser... me guider dans le chemin tumultueux du "moi". Il allait m'aider à prendre conscience de mon statut d'innocent, de lâche et d'hésitant… Hésitant, je l'étais... Je le suis et jusqu'au bout, je le serai… même durant la fin, devant ce juge. Je ne saurai faire un choix... pas même le choix d'être "lâche"... Je suis comme tous les autres. L'homme près de moi, debout, immobile, me fixait de son air ironique. Ces lèvres bougèrent et il me dit:

-"VA FILS, ON EST DESOLE, TU ES LIBRE...! Et la foule frénétique, et en chœur a psalmodié :

Le fils des hommes, libéra le fils des Cieux

Le fils de l’homme, ce jour, se créa un dieu...

 

FIN

Publié dans Nouvelle

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